L’AFRIQUE NOIRE ET LA CRISE ARABE : être dans l’histoire ou hors d’elle.

Burundi news, le 22/02/2011

Par Jean Marie NGENDAHAYO

 Les révolutions en cascades qui déferlent dans la Méditerranée arabo-islamique interpellent tout le monde à plus d’un titre. Les autocrates de la région suivent avec angoisse la contamination du mouvement. Les Européens et les Nord-Américains observent la chose en se caressant les babines avec une satisfaction non dissimulée. L’Asie, comme très souvent au regard de ce qui se produit à l’extérieur de leur monde, se tient coite dans une posture faussement indifférente. L’Amérique Latine, à l’exception peut-être de Cuba, ne se sent pas ou plus vraiment concernée par de tels bouleversements plongée qu’elle est dans un processus de développement remarquable. C’est peut-être l’Afrique noire, tout au moins à travers le prisme de ses oppositions politiques,  qui est la plus fascinée par le phénomène. 

Va-t-on vers une duplication de ces révoltes partout où il ne fait pas vraiment bon vivre sa liberté à titre individuel ou collectif ? Est-ce réellement un vent nouveau qui vient balayer tous les pouvoirs corrompus et oppressifs du monde  à la manière de ce qui s’est produit en Europe de l’Est il y a deux décennies? Sommes-nous tous dans les mêmes conditions sociopolitiques pour assumer – espérer ? – que les mêmes causes vont produire les mêmes effets ici comme ailleurs ?

 

          Comme toujours, ce séisme politique au Maghreb et dans le Moyen-Orient a des causes immédiates et lointaines. Parmi les causes relativement éloignées, j’en citerais une:

L’Elargissement de l’Europe :

          Dans le cadre de l’Elargissement européen, un dossier est en cours : l’intégration ou non de la Turquie au sein de l’Union Européenne. Au-delà du débat – qui est par essence un exercice sain et salutaire en démocratie -  les Européens sont conscients que désormais ils ne constituent géographiquement qu’un petit lopin de terre insignifiant à l’extrémité Ouest du continent asiatique[1].  Cette partie du monde est trois fois plus petite que l’Afrique et sa population est cinq fois moins nombreuse que celle de l’Asie montante[2]. L’accroissement de la population européenne actuel est dû à 80% au solde migratoire et seulement 20% à son taux de fécondité[3]. Face à ce double handicap d’espace et de croissance, l’inclusion de la Turquie semble inéluctable tôt ou tard. L’Europe lorgne aussi sur les pays riverains de la Méditerranée pour augmenter sa dimension spatiale et démographique. Plus de terres est toujours profitable et, ne l’oublions pas, les Arabes sont des Blancs. Pardon, des Caucasiens[4].

          Longtemps dorlotés, chouchoutés et courtisés les autocrates des rives de la Méditerranée sont aujourd’hui abandonnés un à un au profit de nouveaux systèmes qui seront plus « digestibles » ou « solubles » dans l’estomac occidental.

 

          Les causes immédiates sont, à mes yeux, plus nombreuses et plus contrastées :

1.    L’élection de Barack H. Obama à la tête des Etats-Unis d’Amérique en Novembre 2008 :

Avec l’élection du président Barack Obama, beaucoup ont été surtout subjugués par l’arrivée à la Maison Blanche d’un homme de race Noire. D’autres supputent encore ad nauseam sur sa véritable appartenance religieuse et/ou …l’authenticité de sa nationalité américaine. Mais la révolution copernicienne qui a eu lieu aux Etats-Unis me semble se situer davantage dans la vision du monde que les nouvelles générations du parti des Démocrates véhiculent à travers cet homme exceptionnel. Contrairement à ses prédécesseurs, depuis Reagan en passant par les deux Bush, Obama me semble fort conscient de l’émergence de nouvelles puissances aussi bien sur le plan économique, culturel que militaire[5]. Il veut résolument coopérer ; sa préoccupation est de régler, d’une manière  respectueuse de l’Autre et à un moindre coût que ces prédécesseurs, les conflits dans lesquels les Etats-Unis se sont embourbés depuis des décennies. Il se rend compte que son pays ne peut ni profiter des richesses naturelles des autres par la force ni, encore moins, continuer à imposer son diktat politique et idéologique en toute impunité. Les nouvelles options stratégiques et diplomatiques américaines favorisent l’expression de revendications populaires longtemps muselées dans le monde par le truchement de la CIA et de beaucoup d’autres supplétifs de l’impérialisme et de l’arrogance  de l’Occident. Confrontés à la fronde de La Rue, ni Ben Ali, ni même Moubarak n’ont bénéficié de la mansuétude de leurs protecteurs de toujours. L’Europe est tenue à suivre les traces de l’Oncle Sam en géopolitique comme elle l’avait suivi lors des déclenchements des guerres d’Irak et de l’intervention en Afghanistan. 

2.    L’immolation comme mode de protestation :

L’immolation est une très ancienne méthode de protestation dans certaines cultures. En Asie, en particulier, des gens se sont immolés pour manifester leur refus de vivre une situation intolérable pour la personne qui passe à l’acte, mais aussi pour la communauté qu’ils représentent. Durant la guerre du Vietnam, un nombre considérable des moines et de religieuses se sont brûlés pour affirmer leur opposition à l’agression américaine. Lors du Printemps de Prague en 1969, un jeune étudiant Czech du nom de Jan Palach s’est allumé sur la place Wenceslas afin de signifier le profond désarroi du peuple Czechoslovaque face à l’invasion du pays par l’Armée Rouge soviétique. Aujourd’hui en Tunisie, Mohamed Bouaziz s’est donné la mort en ces termes et a été l’un des principaux détonateurs de la révolution de son pays.

L’immolation reflète l’expression d’une culture à la fois communautariste sur le plan sociologique, mais également spirituellement individualiste. La personne qui s’immole est consciente de protester au nom d’une entité humaine plus grande que sa personne ; mais elle ne peut commettre cet acte héroïque que parce qu’elle est consciente de l’importance de son acte personnel. De tels actes de protestations reflètent un malaise politique et social très profond qui ne peut que déboucher tôt ou tard que sur des bouleversements sociopolitiques dans les pays concernés.

 

3.    La situation sociale :

Si le chômage est toujours un facteur déclencheur d’instabilité partout, dans les régions concernées il est devenu particulièrement explosif  par le fait de toucher  un taux très élevé la population  de jeunes ayant une formation poussée[6]. Le mécontentement populaire auquel on assiste n’est ni paysan ni rural ; il s’agit d’une révolte de la classe moyenne urbaine scolarisée et ayant des contacts étroits avec une diaspora vivant en Europe et aux Etats-Unis.

 

4.    Le développement économique :

Paradoxalement, le développement des infrastructures, l’essor du  tourisme et les voyages, le niveau élevé d’éducation et l’accès aux services sont des facteurs « révolutiogènes ». L’accès à Internet n’est possible que grâce à l’électrification d’un pays et à l’accès aux nouvelles techniques de communications à tout instant du jour et de la nuit où qu’on se trouve. Tout comme la téléphonie cellulaire à été d’un apport décisif dans les récentes conflits des Grands Lacs et dans l’assassinat de Jonas Savimbi en Angola ; l’essor de la cybernétique et la démocratisation de l’usage d’Internet et ses adjuvants tels « Facebook » et autres « Tweeter » ont contribué à la mobilisation et à la cohésion des foules en insurrection.   

 

     Quelles leçons tirer de ces évènements encore en développement ?

v La première est que « l’homme ne vit pas seulement de pain ». Il aspire toujours à la liberté. Les politiciens peuvent contenir leurs populations pendant un temps ; mais tôt ou tard vient le jour où, telle Blanquette la chèvre de Monsieur Seguin, le rejet de la quiétude subordonnée à l’asservissement est plus fort que tout;

v La seconde est un simple rappel de la sentence de Machiavel dans son célèbre ouvrage intitulé « Le Prince » . L’auteur nous rappelle la vérité suivante : « Le pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument ». Lorsqu’on voit le spectacle désolant des tyrans tentant de s’accrocher au pouvoir et aux privilèges s’y rattachant, on ne peut que souscrire à cette affirmation. Le président Ben Ali n’a pas toujours été  corrompu et il n’a pas fait que du mal à son peuple. Mais les dernières décennies de son pouvoir furent atroces et ignominieuses à cause du mépris des lois et de l’accaparement de tous les pouvoirs autour de sa personne et des siens;

v La troisième est que les changements en cours dans le monde Arabe suivent une logique d’intégration de ces pays dans l’Europe à moyen ou à long terme. L’Afrique Noire devrait en être consciente et savoir quelle stratégie future adoptée pour se positionner intelligemment dans le nouveau redécoupage du monde afin d’éviter ce qui s’est produit lors de son dépeçage sans vergogne à la conférence de Berlin de 1885. Qu’aujourd’hui l’histoire se fasse avec nous et non en dehors de nous !

v La dernière leçon est sous la forme de questionnements : sommes-nous à la traîne de l’évolution du monde ? N’avons-nous pas déjà opéré nos révolutions ? Et encore une fois, n’avons-nous pas tendance à être distraits par ce qui se passe chez le voisin au lieu d’analyser profondément quels sont nos acquis et nos atouts pour faire l’économie de nouvelles guerres et aller de l’avant en toute fraternité africaine et mondiale?

 

 

Jean-Marie Ngendahayo

Bujumbura, le 22 Février 2011

 


 

[1]Les références statistiques sont tirées du site suivant : www.euroschool.net/français/rubriques/découverte/eu_monde/dec_chtml

[2] Ici les chiffres varient selon les sources statistiques, mais c’est toujours au détriment du « vieux continent » !

[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mographie_de_l’Union_europ%C3%A9enne

[4][4] Ceci expliquerait en partie l’empressement de l’Occident à appuyer la scission du Soudan entre un pays d’Arabes et un pays de Noirs.

[5] La nouvelle force de frappe chinoise avec le missile destructeur de porte-avions DONG FENG 21D inquiète au plus haut point l’armée américaine. Voir le site : http://news.yahoo.com/s/ap/20110215/ap_on_re_as/as_as_china_carrier_killer . Lire aussi l’intéressant article du Monde Diplomatique de Novembre 2010  d’Olivier Zajec: « Comment la Chine a gagné la bataille des métaux stratégiques : un camouflet pour la logique économique à courte vue »

[6] Selon le site www.africanmanager.com/articles/117928.htlm , en 2010 la Tunisie connaissait 14% de taux de chômage qui représentait un quart de la population totale du pays !