Assassinat du Représentant de l'O.M.S au Burundi:
Entrevue avec Me Bernard Maingain, membre du barreau de Bruxelles, avocat et conseiller de la partie civile dans l'affaire Kassy Manlan

Propos recueillis par:
Steve de Cliff et Gratien Rukindikiza

Mise en ligne le 09/06/2005

Bruxelles, le 18/05/2005 (Abarundi.org et Burundi-News). -Me Bernard Maingain travaille pour la firme d’avocats « ELEGIS BUYLE DIERYCK MAINGAIN » dont il est également co-fondateur. C’est l’une des premières associations d’avocats belges indépendantes. Après une licence en droit à l’Université de Louvain, Bernard Maingain s’est inscrit au Barreau de Bruxelles en septembre 1978. Il a obtenu le Prix du Barreau de Marseille au concours international de la Francophonie à Liège (1979) et le Prix de la Volée du Barreau de Paris (1980).

C’est donc avec un agenda déjà chargé qu’il a accepté de se porter à la défense de Mme Gertrude Nyamoya dans l’affaire de l'assassinat de l'ancien représentant de l'O.M.S au Burundi, Dr Léopold Kassy Manlan. Un autre défis qu’il a accepté sans hésitation. Car en plus d’avoir publié de nombreux articles et ouvrages dans divers domaines du droit, Bernard Maingain écrit aussi des recueils de poésie et même des pièces de théâtre. Il travaille couramment en français, néerlandais et anglais. La prise en charge des intérêts de ses clients l’a amené à les assister aux U.S.A, en Russie et même en Afrique.

Abarundi.org & Burundi News: Quelles sont les circonstances qui vous ont poussé à accepter de défendre Madame Gertrude Nyamoya dans ce dossier? Tout le monde sait que les services d’un avocat sont chers en Belgique et même dans tous les pays. A combien s’élèvent vos honoraires d’avocat dans cette affaire? Vous êtes avocat au barreau de Bruxelles en Belgique, pourquoi avez-vous accepté d’aller plaider au Burundi, ce pays encore en guerre, avec une extrême pauvreté et sans justice indépendante? Aviez-vous été au Burundi avant?

Bernard Maingain: Je suis venu pour la première fois dans la région des grands lacs en 1989. Depuis cette date, je me suis rendu au minimum une fois par an, tantôt au Rwanda, tantôt au Burundi, tantôt à l’est du Congo. Ma grande chance fut d’y créer de très solides amitiés avec quelques personnes qui m’ont offert un cadeau exceptionnel, celui de m’apprendre la culture locale.

Ces personnes m’ont enseigné l’art d’écouter l’Afrique et m’ont permis de découvrir que celle-ci a été bâtie sur un système de valeurs qu’il faut prendre le temps de découvrir, surtout si l’on est l’enfant d’une autre civilisation. Le temps passant, il est devenu de plus en plus évident que cet échange unique constituait peut-être un travail de vie. C’est dans ce creuset que le dossier Nyamoya, m’a été proposé. Il s’agissait de défendre une femme injustement accusée, les honoraires étant pris en charge par son employeur, l’O.M.S.

Vous avez raison de poser la question de l’argent. C’est une bonne façon d’apprécier la réalité. Mes honoraires ont été pris en charge par l’O.M.S. jusqu’à ce que j’obtienne la mise hors cause de ma cliente. Les sommes réclamées à l’O.M.S. s’élèvent à 20.500 euros. Ce chiffre est élevé, voire énorme, en Afrique mais ce n’est pas un montant déraisonnable en Europe, loin de là.

Lors de la mise hors cause de ma cliente, plusieurs personnes m’ont demandé si j’aurais le courage de continuer la route avec elles jusqu’au terme de la recherche de la vérité en cette affaire et j’ai répondu par l’affirmative. En fait, un ami burundais m’avait dit en riant: « Tu sais Bernard, dans ce pays, lorsque les bazungus atterrissent à Bujumbura, ils laissent souvent leurs couilles à l’aéroport… ». Il me fallait démentir cette affirmation.

Après la mise hors cause de Gertrude, l’O.M.S a refusé de continuer à couvrir mon intervention, estimant que son engagement s’arrêtait là. Nous avons discuté de la situation avec François Nyamoya et nous avons convenu deux choses. Tout d’abord, les honoraires reçus par le passé sont prioritairement affectés à soutenir les frais de voyage, séjour,… Ensuite, si ce n’est pas suffisant, François et sa famille me payeront les frais de déplacement et de séjour et je travaillerai gracieusement. C’est ce que nous avons exécuté en respectant nos paroles respectives.

Abarundi.org & Burundi News: Dernièrement, le verdict dans l’affaire Manlan est tombé. Cinq condamnations à mort, deux à perpétuité, et d’autres pour vingt et dix ans de prison. Me Maingain, vous ne croyez pas que c’est trop? Trop, non pas dans le sens de minimiser le crime auquel ces condamnations se réfèrent, mais dans le sens que cela dénote, tout au moins, des enjeux énormes derrière cet ignoble assassinat. Avec de telles condamnations des officiers de haut rang, on a l’impression que c’est la République toute entière qui s’effondre… Le scénario est comparable à un bateau qui fait naufrage, le capitaine du navire s’en tire seul après avoir détruit tous les radeaux de sauvetage, –sauf un-, et jeté ensuite tout son équipage par dessus bord, pour ensuite prendre le larde sur le seul radeau restant. Tout cela pour dire que dans l’affaire de l’assassinat du Dr Kassy Manlan, on n’a pas besoin d’être avocat ou juriste pour voir qu’il s’agit bel et bien d’un assassinat avec commandite, avec un commanditaire sadique ayant les moyens de l’État avec lui. Êtes-vous toujours convaincu qu’il s’agit d’une histoire de détournement des médicaments contre la malaria, ou alors le scénario est peut-être pire que ça?

Bernard Maingain: Comme conseil de la partie civile, je suis heureux des déclarations de culpabilité. Justice a été faite dans le sens de notre conviction. Je rappelle à cet égard que les témoignages produits et répétés une quinzaine de fois, étaient corroborés par de nombreux et multiples indices convergents, ce qui avait forgé l’intime conviction de la partie civile. En ce qui concerne le quantum de la peine, je ne souhaite pas faire d’observation sous la seule réserve qu’à titre personnel, je suis hostile à la peine de mort et espère qu’à aucun moment celle-ci ne sera mise à exécution.

Enfin, permettez à la partie civile de rappeler que cette affaire est le grain de sable dans le rouage de l’impunité judiciaire au Burundi. J’ai été frappé à ce sujet par l’attitude de Gertrude qui, à un moment donné de ce dossier, a compris que cette affaire la dépassait, que sa personne prenait en charge une question historique pour le Burundi. Pourquoi elle, pourquoi ces hommes et pourquoi nous,… ? Tout à coup, le destin individuel se réconcilie avec le récit collectif et l’affaire s’impose à nous tous, comme elle s’impose au Burundi et à son peuple.

Abarundi.org & Burundi News: Vous avez invoqué, au cours d’une audience, le nom de l’ancien Président Buyoya, d’avoir été le commanditaire de l’assassinat du Dr Kassy Manlan. Qu’est ce qui a motivé votre ligne d’accusation?

Bernard Maingain: Soyons clairs et précis. Au terme de ma plaidoirie, j’ai dit qu’en cette affaire, nous avions à la barre les auteurs et co-auteurs du crime et que le mobile de ce crime était évident, à savoir s’emparer d’informations gênantes et assassiner un détenteur d’informations susceptibles de gêner l’une ou l’autre personne. J’ai ensuite invité Monsieur le Procureur général à ouvrir un nouveau dossier, consacré à la recherche de la vérité sur le ou les commanditaires et ajouté dans la foulée que la référence apparue çà et là au nom de Monsieur Buyoya, ne devait pas, constituer un frein ou un coup d’arrêt à ce travail d’investigation.

Ce qui est intéressant à relever, c’est qu’à l’instant même où ces paroles fortes mais non polémiques ont été prononcées, la presse s’est emparée du thème du commanditaire, des centaines de messages de sympathie et de soutien me sont parvenus, des conseils sur les risques d’attentat m’ont été dispensés et last but not least, une plainte a été déposée à mon encontre. L’on voudrait me convaincre de l’importance de la question posée en plaidoirie que l’on ne ferait pas mieux. Que ceux qui critiquent mes propos réfléchissent en leur fort intérieur sur tout ce qui précède et que ceux qui croient à la vertu de l’inlassable quête de la vérité mettent tout en œuvre pour que le devoir de mémoire et de vérité auquel monsieur Manlan a droit, soit respecté.

Abarundi.org & Burundi News: Qu'est-ce qui manque pour "coincer" le Major Buyoya? Que ce soit dans l'assassinat du Président Ndadaye que ce soit dans l’assassinat du Représentant de l'O.M.S, l'opinion publique est convaincue -et cela fait partie des causeries des salons et des bistrots à Bujumbura - que le Major était derrière les assassinats de ces grandes personnalités au Burundi. Mais personne n'ose le nommer. D'où la salve d'applaudissements que vous avez eu lorsque vous avez prononcé les noms de Buyoya et son épouse dans l’affaire Manlan. Comment expliquer le fait que Buyoya soit toujours le bienvenu dans les capitales occidentales malgré ces lourds soupçons qui pèsent sur lui. Comment expliquer que certaines capitales occidentales continuent toujours à lui dérouler un tapis rouge, jusqu’à pousser le cynisme au comble en lui offrant une bourse d’études, comme par exemple la Watson Institute for International Studies (Rhode Island, USA)? Pouvons-nous dire que c'est Buyoya qui est très puissant ou c'est la faiblesse de l'appareil judiciaire burundais qui n'arrive pas à trouver les indices de sa culpabilité? Ou c'est les deux à la fois?

Bernard Maingain: Je ne souhaite pas entamer de polémique avec Monsieur Buyoya. Il vit avec sa conscience et je vis avec la mienne. Lui et moi devons rendre compte de nos faits et gestes et devons assumer la responsabilité humaine, sociale voire judiciaire de nos actes respectifs.

Ce que je sais et que je crois, c’est que la vérité est tenace et têtue. Un homme politique doit rendre compte de l’histoire de la communauté humaine qu’il a dirigée durant la période où il fut aux affaires. Si un homme a commandité ou coopéré à un crime, il en payera tôt ou tard le prix symbolique voire assumera une responsabilité pénale. Je crois que ces règles de vie trouvent à s’appliquer tant à Bujumbura qu’à Bruxelles et c’est dans cette réalité éthique, morale et juridique que je partage la condition d’humanité avec mes amis et ennemis d’Europe et d’Afrique.

Abarundi.org & Burundi News: Selon nos sources, le rapport d’enquête de l’O.M.S sur l’assassinat du Dr Kassy Manlan se trouverait dans les mains du Procureur général de la République depuis longtemps. Avez-vous reçu ce rapport?

Bernard Maingain: J’ignore tout de ce que vous dîtes… J’ai demandé à plusieurs reprises la copie de ce rapport et elle ne m’a pas été transmise. Il m’a toujours été dit que ce rapport était destiné au directeur général de l’O.M.S et pas aux parties au procès, l’O.M.S. ayant toutefois communiqué certaines observations écrites ce dont je lui suis reconnaissant car elles ont permis entre autres arguments de mettre hors cause ma cliente.

Indépendamment de nombreuses autres questions que cette affaire soulève, permettez-moi deux réflexions majeures. Si le même crime aurait eu lieu à Berlin, Londres ou Washington, croyez-vous un seul instant que ce rapport n’aurait pas été déposé rapidement chez le magistrat instructeur et que les divers enquêteurs n’auraient pas été mis à disposition des autorités judiciaires pour contribuer à la manifestation de la vérité? Trouvez-vous normal que les comptes d’institutions telles l’O.M.S ne soient pas communiqués de façon détaillée aux parlements des pays contributeurs pour que puisse s’exercer ici comme ailleurs un contrôle démocratique du fonctionnement de ce type d’institutions? Ne serait-il pas raisonnable que tous les dysfonctionnements éventuels, imputables ou non à l’institution et à ses membres, soient consignés dans un document remis aux représentants des nations?

Pour ma part, sur ces questions, je ne m’avoue pas vaincu et continuerai à demander la production du rapport et sa divulgation publique, la question n’étant d’ailleurs pas que ce rapport soit ou non favorable à la thèse de la partie civile mais qu’il contribue à la vérité judiciaire. A cet égard, je fais appel à la conscience des travailleurs et dirigeants de l’O.M.S. pour que leur institution ayant en charge des projets si essentiels pour les collectivités, reconnaisse l’importance du processus de justice et dans ce contexte mette tout en œuvre pour que ce rapport soit déposé auprès des autorités judiciaires et communiqué aux divers avocats.

Abarundi.org & Burundi News: Nous avons des informations d’une source digne de foi qui suggèrent que, lors du dernier voyage en Europe de l’actuel Président de la République, M. Domitien Ndayizeye, celui-ci aurait reçu Buyoya et l’affaire Manlan était sur leur agenda. Au cours de cette rencontre, les deux hommes auraient discuté des arrangements et des stratégies visant à éviter des ennuis judiciaires à l’ancien Président Buyoya dans le dossier Kassy Manlan et les malversations financières. Il aurait été convenu que le procès devrait être clôturé avant que Buyoya ne soit cité à la barre et avant la fin du mandat de Ndayizeye. Les deux hommes auraient également suggéré que l’actuel Procureur général de la République, M. Gérard Ngendanganya, puisse changer de poste dans les jours à venir pour se voir confier un poste à l’étranger. Tout cela, apparemment, pour clôturer le dossier Manlan et d’autres dossiers semblables. Que comptez-vous faire? Croyez-vous que le fait de prononcer quelques condamnations à mort et le changement de procureur général de la république suffisent pour fermer le dossier Manlan? Jusqu’où comptez-vous pousser cette affaire?

Bernard Maingain: Je n’ai pas reçu ce type d’informations… Si j’ai demandé l’ouverture des enquêtes sur les commanditaires et suggéré, à titre indicatif, certaines pistes de recherches, ce n’est pas pour s’arrêter en chemin. Que ceux qui croient s’en sortir avec l’une ou l’autre pirouette judiciaire, méditent sur le rôle du temps dans la manifestation de la vérité. A titre d’exemple comparable, gageons que le dossier de l’assassinat de Monsieur Ndadaye est loin d’être clôturé….même si en cette affaire, un seul chapitre est arrivé au stade judiciaire. Ici aussi comme dans d’autres affaires au Burundi, le reste de l’histoire et notamment la question des commanditaires reste à visiter… comme dans le dossier Manlan.

Abarundi.org & Burundi News: Le 27 janvier 2005, vous avez été le premier homme du monde judiciaire a pointer du doigt l’ex-Président Pierre Buyoya pour sa présumée implication dans le crime qui a coûté la vie à l'ancien représentant de l'O.M.S au Burundi. Outre l'assassinat du Dr Kassy MANLAN, plusieurs sources laissent croire que Buyoya affiche à son palmarès un nombre impressionnant de crimes de tous genres. L'on parle notamment de Melchior NDADAYE et ses proches collaborateurs, tous assassinés lors du putsch manqué du 21 octobre 1993, du lieutenant colonel Edmond NDAKAZI dont la mort avait été simulée en un accident d'avion, du Colonel Firmin SINZOYIHEBURA, son ancien ministre de la défense (accident d’hélicoptère), de Monsieur Frédéric SENGIYUMVA, ancien fonctionnaire de l’O.M.S au Zimbabwe, du Colonel SIBOMANA, gendarme et rédacteur du fameux rapport sur les préparatifs du coup d’État contre le Président Melchior NDADAYE en 1993, du Colonel Dieudonné NZEYIMANA, du lieutenant NTARATAZE et que sais-je encore... Toutes ces victimes ont laissé derrières elles des veuves et des familles qui ne demandent que justice soit faite. Me Maingain, pourquoi toute cette résignation, pourquoi toutes ces personnes n’ont jamais pensé à faire un recours collectif contre Buyoya, malgré l’évidence de sa culpabilité?

Bernard Maingain: Il ne m’appartient pas de polémiquer mais j’espère que l’affaire Manlan, servira à libérer les énergies de ces milliers de personnes qui veulent bâtir la cathédrale de la justice humaine.

Abarundi.org & Burundi News: Est-ce que le fait d'avoir été le premier à citer M. Buyoya dans le cas Manlan vous fait craindre pour votre vie? Avez-vous déjà reçu des menaces de mort ou des messages d’intimidation? Qui est-ce qui assure votre sécurité quand vous allez au Burundi?

Bernard Maingain: D’abord et avant tout, si des personnes risquent leur vie, ce sont plus quelques amis courageux à Bujumbura que l’avocat blanc de Bruxelles. Ceci dit, il est vrai que j’ai reçu des dizaines de mises en garde et de conseils pour éviter tout risque. Je n’avais jamais vécu ce genre d’expérience. Ce sont des amis africains qui veillent sur moi mais je n’en dirai pas plus et n’oubliez jamais les centaines de personnes qui soutiennent notre combat dans votre pays.

Abarundi.org & Burundi News: Si jamais vous entrez en contact avec Madame Gertrude Nyamoya et la veuve de Kassy Manlan, nous apprécierions énormément si vous pouviez les rassurer que nos deux sites abarundi.org et Burundi News seront toujours avec elles, et bien sûr que nous leur transmettons toutes nos sympathies… En attendant, avez-vous un message particulier à transmettre à ceux qui nous lisent?

Bernard Maingain: Je ne manquerai pas de leur transmettre votre message. Je suis sûr qu’elles apprécient déjà votre inestimable contribution pour l’avancement de leur cause… Oui j’ai un message important à transmettre. Que ceux qui croient un quart d’instant que les menaces physiques ou judiciaires me feront reculer, se détrompent. Mes amis et moi irons jusqu’au bout de notre lutte, et le temps joue un rôle positif dans la mise à jour de la vérité. Permettez-moi d’en appeler à la conscience de tous ceux qui ont des informations en cette affaire pour qu’ils se réveillent et contribuent à l’œuvre en cours. Je pense notamment aux personnes condamnées, à certains membres des services de polices, aux fonctionnaires de l’O.M.S, aux enquêteurs, etc.

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