Interview accordée à Noël Magloire NDOBA par Nestor BIDADANURE

 

Burundi news, le 13/10/2013

 

Pour la Revue MATALANA.  

 

 

1- Vous êtes docteur en philosophie. Un livre à paraître fera bientôt connaitre votre thèse qui relance le débat sur les conflits interethniques ainsi que les conditions d'une paix civile durable en Afrique. Pour les Africains eux-mêmes, la surprise pourrait être très grande quand ils connaîtront la thèse inédite que vous défendez à propos du plus grand massacre que l'Afrique ait jamais connu, je veux parler du génocide au Rwanda. Vous soutenez qu'il n'y a pas deux ethnies distinctes, les Tutsis, d'un côté, les Hutus de l'autre. En quoi votre thèse apporte-t-elle un plus par rapport aux travaux des intellectuels occidentaux tels que le chercheur Gérard PRUNIER et la journaliste belge Colette BRAECKMAN ?

 

Tout homme honnête qui veut comprendre les processus qui ont mené au génocide au Rwanda et aux crimes contre l’humanité au Burundi se trouve devant un paradoxe. Sa première surprise sera de constater que dans ces pays les catégories, dont certains médias affirment qu’elles sont en conflit interethniques, n’ont rien d’ethnies. En effet les Hutu, les Tutsi et les Twa (dont on parle si peu) ont en commun, la langue, la culture et sont entremêlés sur le même territoire géographique et cela depuis des siècles. Je ne suis pas le premier chercheur à constater ce paradoxe d’autres (Jean-Pierre Chrétien, Gérard Prunier, Colette Braeckman., Emile Mworoha,  Marcel Kabanda…) l’ont analysé avant moi. Il  faut également rappeler qu’avant la colonisation, les peuples dans ces deux pays étaient monothéistes, ils avaient en commun un Dieu unique. Aujourd’hui la majorité des croyants (Hutu/Tutsi et Twa) se repartit entre catholiques, protestants et une minorité de musulmans. La proximité géographique et humaine séculaire des hutu et des tutsi est également à la base de nombreux mariages mixtes. Cela a donné lieu à une nouvelle catégorie que le langage populaire au Burundi, s’amuse à appeler les Hutsi. Le fantasme de la pureté raciale, ethnique, religieuse, idéologique, n’est pas nouveau sous le soleil, il  hante tous les fascismes depuis des siècles. Mais la réalité sociologique, culturelle et humaine des peuples est toujours plus complexe et plus riche que l’ignorance meurtrière de certains humains. Comme vous le voyez, nous sommes au Rwanda et au Burundi dans un contexte fort différent de la plupart des situations de crise ailleurs en Afrique où les différences de langues, de territoires, voire de croyances religieuses entre les peuples se trouvent être encore des réalités. Mais même dans ces pays, les identités sont loin de se réduire à ces différences. Car rappelons-nous que, là aussi, dans la modernité et au temps de la mondialisation, les identités humaines évoluent : elles sont aussi bien urbaines que  cosmopolites. De plus, outre les mélanges humains, les peuples africains parlent depuis belle lurette les langues des voisins. Ce qui veut dire que la multi-culturalité est une réalité ancienne et que les ethnies en Afrique n’ont jamais été des réalités figées, des ghettos emmurés. S’il y a une situation de crise qui se rapproche davantage de celles des deux pays des Grands Lacs, c’est bien celle de la Somalie. En effet près de 90% des citoyens de ce pays sont Somalis. Ils ont en commun la langue, la culture et la religion musulmane. Pourtant comme dans les Grands Lacs, en Somalie, les conflits identitaires ont causé beaucoup de morts et provoqué l’implosion de la nation. Vous comprendrez donc que si la cause de la crise dans ces trois pays était due aux différences ethniques nous n’aurions jamais eu de guerre compte tenu de l’absence d’ethnies aux sens classique du terme. L’homogénéité culturelle des peuples de ces pays nous met, selon les critères évolutionnistes, dans des situations dites de nations « achevées ». Si vous le permettez, je voudrais terminer ma réponse à votre question en levant une autre équivoque : si le problème des guerres en Afrique était dû aux différences ethniques entre les peuples, comme cela nous est souvent présenté, alors l’ensemble de notre continent serait en guerre : car qui dit Afrique dit généralement diversité des langues, des peuples et des cultures. En conclusion on peut dire ceci : ni l’homogénéité ni l’hétérogénéité des peuples au sein d’un pays ne sont en soi génératrices de conflit. Ce qui nous amène à chercher la cause des conflits africains ailleurs. C'est-à-dire dans le fait politique et idéologique : la manipulation consciente par des élites extrémistes du fait ethnique réel ou supposé. La singularité de ma thèse est beaucoup plus dans l’analyse de ce que je nomme le populisme identitaire radical dans les Grands Lacs et en Afrique ainsi que dans l’analyse de ce que pourrait être sa contre-culture.     

2-Parlons donc des conséquences de ce que vous appelez « le populisme identitaire radical ». Comment la manipulation a permis la constitution du radicalisme ethnique dans les pays sans ethnies?

Le dogme génocidaire dans les Grands Lacs prend racine dans l’idéologie coloniale du « diviser pour mieux régner ». En arrivant au Rwanda et au Burundi, les colons belges ont remplacé les mythes unificateurs et les institutions traditionnelles inclusives par une histoire racialiste qui fut, par la suite, intériorisée par une partie de l’élite. Selon la légende coloniale, les Tutsi seraient de race différente des Hutu. Les premiers seraient d’origine hamitique et nilotique alors que les second seraient de vrais nègres bantou. Ainsi les hamites seraient originaires d’Egypte et d’Ethiopie et auraient envahi les bantous auxquels ils auraient - soit disant - apporté la civilisation. Les hamites seraient un mélange entre le blanc et le noir et seraient plus élancés, raffinés et  plus intelligents que les bantous. Mais ils auraient le désavantage d’être des envahisseurs. Quant aux bantous, si les colons leur attribuent l’avantage d’être autochtones, ils leur  affirment en même temps qu’ils souffriraient d’une infériorité naturelle due à leur race. Mais comment savoir alors qui est Hutu et qui est Tutsi dans des pays où tout le monde parle la même langue et vit entremêlé sur le même territoire ? On fit appel aux théories morphologiques et scientistes qui ont marqué le 19ème siècle : on mesura la longueur des crânes, des nez… et ensuite les colons décidèrent qu’à partir d’un certain nombre des vaches, vous étiez tutsi ou hutu. Et l’administration coloniale figea ces identités dans la tête et sur la carte d’identité de chaque citoyen. Les citoyens cessèrent d’être des rwandais, des burundais pour devenir les « ethnies ». Le monopole colonial sur les contenus des programmes d’éducation permettra de transmettre l’histoire inventée pour diviser les futurs instruits. C’est l’intériorisation de ces théories par une partie de l’élite postcoloniale, mentalement encore enchaînée aux préjugés coloniaux, qui est à la base de l’innommable au Rwanda. Il faut savoir qu’il n’y a pas de génocide sans l’idéologie du génocide. L’idéologie du génocide définit sa victime comme la cause de tous les maux de la société. Elle est alors stigmatisée comme le mal absolu dont il faut se débarrasser pour qu’advienne un monde idéal fantasmé qui aurait existé avant que le supposé intrus, (la future victime), ne vienne semer le désordre. Le génocide au Rwanda fut le point culminant des massacres périodiques qui ont servi de répétition générale à la solution que souhaitait finale les bourreaux. Aux Burundi, les extrémistes tutsi et hutu sont responsables des massacres récurrents des innocents coupables d’être nés par le hasard de l’histoire de telle composante ou telle autre de la nation. L’extrémisme ethnique vous condamne pour ce que vous êtes et non pour ce vous avez fait. L’absence de vérité et de justice quand il y a des massacres crée un environnement de banalisation du mal. Le génocide de 1994 au Rwanda a été précédé par des massacres répétitifs qui ont commencé en 1959. Ceux qui ont commis le génocide ne mesuraient plus la portée de leurs actes : ils avaient perdu une grande part de leur humanité et leur discernement. Pas étonnant qu’ils soient souvent dans le déni de leurs actes. Il faut une profonde introspection et un grand courage moral pour oser affronter, avec humilité, les démons du mal incommensurable causé à l’humanité.   

3-Depuis les années 1970, dans les pays francophones par exemple, comme c'est le cas avec le livre de Landry Hazoumé et celui de Pascal Lissouba, pour ne citer que les tous premiers, ont montré que l'appartenance ethnique est instrumentalisée par les élites politiques pour la conquête et la conservation du pouvoir. Ainsi on remarque dans un certain nombre de pays, que les partis politiques sont d'abord ethniques, surtout quand il ne s'agit pas des anciens partis uniques, même si dans ce dernier cas il y a toujours une domination de l'appareil de l'ancien parti unique par les membres de l'ethnie du chef de l'Etat.

L’instrumentalisation des catégories ethniques réelles ou fantasmées par des élites extrémistes a, vous avez raison, pour objet principal la prise ou la conservation du pouvoir. Vous avez encore raison de souligner l’exclusion des postes stratégiques ou des rangs de l’armée dont sont victimes certaines ethnies. Souvent les pouvoirs qui excluent les autres composantes de la nation n’ont eux mêmes aucune légitimité démocratique. Ils sont arrivés au pouvoir par la fraude électorale ou par les coups d’état : aujourd’hui on dit « pour sauver la démocratie » ! Mais pour vous donner encore raison tout en vous compliquant la tâche, je vous dirais que les élections libres et transparentes peuvent aussi être le début d’un autre désastre : vous pouvez avoir un dictateur sectaire, meurtrier, corrompu, intégriste…élu démocratiquement. Vous pouvez avoir une démocratie sans démocrates. En d’autres termes, le mode d’accès au pouvoir (élections libres et transparentes) est le début de la démocratie et non sa fin : la démocratie se vérifie plus dans le mode de gestion du pouvoir. Elle est intimement liée au respect des droits de l’homme et à la défense des droits humains. Dans une démocratie qui se respecte, les différentes catégories sociales et nationales (classes, ethnies, genres…) sont présentes à tous les échelons du pouvoir. Une vraie démocratie est respectueuse de la séparation des pouvoirs, elle est inclusive, participative et jamais exclusive. Les vraies démocrates voient dans leur peuple les citoyens et non les ethnies, des êtres humains sujets et non des objets ou des pions malléables à volonté.   

4- Les conflits violents ou non violents entre différentes ethnies s'expliquent surtout par le problème de la propriété foncière. Evidemment, on peut faire la corrélation avec le poids démographique et le cas du Rwanda est alors exemplaire. Mais, les lois foncières  que la Banque Mondiale et le Programme des Nations Unies pour le Développement soutiennent partout en Afrique , et aux termes desquelles la terre appartient à l'Etat et aux détenteurs de titres fonciers  des titres qui s'achètent très cher, n'est-ce pas une voie ouverte pour exproprier les familles qui étaient propriétaires des terres au nom du droit coutumier? De manière générale, ne voyez-vous pas de risques de conflits à venir dans plusieurs pays ?

Il est vrai que les densités du Rwanda (443,8km²), du Burundi (379’3km²) sont, je crois, les plus élevées d’Afrique. L’exiguïté des terres génère sporadiquement des tensions dans le monde rural. S’il n’y a pas de politiques de développement et d’industrialisation conséquentes permettant de soulager la terre, les conflits peuvent s’aggraver demain. Je voudrais cependant rappeler ceci : la structure agraire du Rwanda et du Burundi est basée généralement sur la possession de lopins de terre individuels par les paysans. Les conflits dans ces pays se passent généralement au sein des familles nombreuses à cause des difficultés de partage du maigre héritage foncier. Mais aucun conflit dit « ethnique » n’est jamais parti des paysans. Les violences sont toujours parties des élites extrémistes instruites et urbanisées. Les problèmes fonciers en Afriques sont multiformes. L’achat des terres par les plus riches est une réalité d’abord interne et qui, avec le temps et l’appauvrissement des anciens propriétaires, devient source de conflit. Les uns mettent en avant le droit de propriété acquis légalement par l’achat de la terre et l’autre camp évoque la spoliation, le sentiment d’avoir était volé. Une partie des familles conteste le droit de vendre l’objet sacré : la demeure des ancêtres. Ne parlons pas des phénomènes de désertification qui poussent les éleveurs à empiéter sur les terres fertiles pour sauver leurs bétails et sauver leur vie. L’enjeu de la terre est une vieille histoire africaine et humaine. Il est éminemment politique. Le problème aussi est que rien ne peut empêcher des pouvoirs corrompus, qui n’hésitent pas à piller les biens publics, de mettre en vente les terres fertiles, les greniers de la nation, au risque de laisser le déluge derrière eux. Mais restons optimiste car des solutions existent qui ne demandent que la volonté politique.  Exemples : le Burundi, le Rwanda et la Belgique ont approximativement la même superficie. La population belge est de 10 millions d’habitants, le Rwanda 8 millions et le Burundi 7 millions. Parce leur pays est industrialisé, la majorité des belges habite dans les grandes villes. Donc le défi de nos pays est la définition d’une politique d’industrialisation adaptée à nos réalités et rien d’autre. Le manque d’ambition est notre malheur, la grande ambition sera notre liberté. Prenons un autre exemple : la Chine est le pays le plus peuplé du monde, c’est aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale. Son problème démographique est devenu son avantage économique ! Dernière exemple : L’Inde a connu dans les années 68 de fortes famines. Le premier ministre Indira Gandhi s’est jurée que cela ne devait plus se reproduire. Les chercheurs et les politiques ont fait cause commune et aujourd’hui ce pays est auto-suffisant sur le plan alimentaire et est devenu un des grands exportateurs de produits agricoles. Préoccupons-nous davantage du manque de vision politique stratégique de l’avenir qui caractérise de nombreux dirigeants africains. C’est le manque de confiance et de créativité qui enchaine l’espérance et non l’absence de perspectives.                         

5-Vous avez participé à la conférence internationale sur une culture de paix organisée à Abidjan par l’UNESCO et le Centre d’Etude et de Prospective Stratégique, le CEPS. Ce n'est pas être pessimiste que de rappeler que le premier colloque de cette nature avait eu lieu au Congo Brazza en décembre 1995, et que, malheureusement, en juin 1997, une guerre civile a éclaté et elle a duré jusqu'en 2002. Quelles leçons pouvez-vous tirer aujourd'hui à partir de quelques cas concrets, pour indiquer le sens du rôle des élites dans la prévention et la gestion  des conflits ainsi que dans l'instauration d'une paix durable, en démocratie et en république? Que pensez-vous de ceux qui disent qu’il y’a faillite des élites africaines ? Vous avez également une autre expérience personnelle. C'est votre connaissance de l'évolution de l'Afrique depuis la lutte contre l'apartheid, puisque vous avez travaillé avec l'ANC. Pensez-vous que le principe de la "Commission Vérité et Réconciliation" devrait continuer à se décliner aussi diversement en Afrique, comme cela se voit en Côte d'Ivoire et comme cela s'est vu au Burundi? 

A chaque fois qu’il y a une guerre quelque part, cela veut dire que l’intelligence politique anticipatrice des gouvernants n’a pas pu la prévenir, sauf quand elle est le produit d’une volonté cynique. Dans les cas où cette guerre est imposée par les partisans de ce que  j’appelle « le populisme identitaire radical » alors on peut parler de la victoire momentanée de la barbarie sur la civilisation. Par populisme, entendez la démagogie ; par identitaire entendez, l’usage de l’ethnie, de la religion, de la « race », de la région…pour la prise ou la conservation du pouvoir et par radical, la volonté affirmée ou non-affirmée, d’extermination indifférenciée, totale ou partielle, des membres du camp adverse. Somme-nous dans de tels cas face à la faillite des élites ? On peut répondre sans hésiter « oui » à ta question. Tout comme ces intellectuels qui hier ont soutenu le nazisme, le fascisme, le colonialisme, l’apartheid ceux qui aujourd’hui enfourchent le cheval du populisme identitaire radical se suicident en tant qu’être éclairés : ils deviennent une tragédie pour eux-mêmes et leur peuple. Car tout homme qui n’a plus que la haine et la violence exterminatrice à offrir à l’humanité a totalement failli en tant qu’être rationnel doté d’humanité. Il est dans le déni de ce qui fait de lui un être humain doué de raison et d’empathie pour ses semblables. Mais il n’est pas, pour  autant, condamné à l’aveuglement toute sa vie. La culture de paix est un concept progressiste et optimiste. Il part de la conviction que nos actes violents relèvent d’une forme d’ignorance qu’une vie meilleure pour tous est possible ; que l’on vit mieux en paix avec soi-même et les autres. Les clefs constitutives de ce concept sont pensées comme la condition d’instauration d’une paix durable. Il faut que les intellectuels africains s’intéressent à ce concept qui n’est pas fermé. Il peut ouvrir à des prises de conscience permettant de soutenir des dynamiques, tant politiques qu’économiques qui forcent l’admiration en Afrique. Car en Afrique il y a aussi des élites héroïques. Il y a des milliers de femmes et d’hommes ordinaires qui n’ont jamais baissé la garde face à la « barbarie de l’ignorance » : des Tutsi et des Hutu ont affronté ensemble les forces exterminatrices dans les Grands Lacs, des Noirs et des Blancs ont combattu l’apartheid… ils sont de toutes les ethnies, de toutes les religions et de toutes les couleurs, celles et ceux qui luttent contre tous les visages du fascisme. Ces millions de héros, souvent anonymes, rendent honneur à notre humanité commune. Mais, revenons à notre sujet : que veut dire prévenir la guerre sinon mettre en place les fondements d’une paix durable ! La paix durable n’est pas la simple absence de la guerre : Les dictateurs peuvent se targuer d’avoir la paix alors que les indices de développement humain sont au plus bas et leurs peuples martyrisés par la faim et la répression. La paix n’est pas non plus celle des braves qui consiste à signer un accord au sommet pour partager les maigres ressources d’un pays et laisser l’insécurité, tant structurelle que physique, à la base. La paix durable est à la fois la satisfaction des droits humains et la possibilité pour les citoyens de participer à la définition et le contrôle des politiques qui les concerne. Tout le problème est de savoir comment négocier la transition pour sortir des situations de guerre. On peut dire de ce point de vue que la commission vérité et réconciliation fut une institution précieuse pour calmer la peur des oppresseurs et la colère des victimes de l’apartheid. Personne n’a le droit d’emprisonner le présent et l’avenir de millions d’êtres humains au non d’un passé aussi malheureux qu’il soit. Mais comment aller de l’avant si l’on ne sait pas où sont enterrés son enfant, ses parents ? Pourquoi et comment ils sont morts ? D’où l’importance de la vérité sans laquelle on ne peut faire le deuil, regarder devant. La réconciliation n’est pas l’oubli, ni une obligation, mais une reconnaissance des regrets quand ils sont sincères. La réconciliation est un acte d’humanité et de responsabilité : elle part de la volonté de vaincre sans humilier et du refus de léguer la guerre aux générations futures. Disons donc que la CVR adaptée au contexte de chaque pays peut aider à traverser les ténèbres de la haine et la guerre pour un avenir meilleur pour toutes et tous. Dans une certaine mesure, en Afrique du Sud, la CVR a permis de libérer l’opprimé et l’oppresseur.                

6- En 2015 ce sera le 130ème anniversaire de la conférence de Berlin, celle « du partage de l’Afrique ». Diriez-vous qu’une mobilisation des élites africaines pour créer les Etats-Unis d’Afrique est possible ou au contraire impossible ? Le 50ème anniversaire de l’Union Africaine, en ce mois de mai 2013, remet à l’ordre du jour cette question soulevée officiellement par Nkrumah en 1963, comme vous le savez.

Le 130ème anniversaire du partage de l’Afrique doit être un moment d’introspection pour tout être humain. Le partage de l’Afrique à Berlin en 1885 a signifié le triomphe de la logique marchande sur la sacralité de la vie. Le déni d’humanité des autres par l’esclavage s’est poursuivi  dans la légitimation du colonialisme et la banalisation de la vie des peuples dominés. La violence coloniale a eu un certain impact sur la monté des fascismes en Europe. C’est l’époque où la géostratégie, que j’appelle « la géo-tragédie » décomplexée, dominait la politique. La volonté de hiérarchiser, de diviser, de dominer, de conquérir et d’exterminer était le maître mot des gouvernants : un désastre pour l’humanité. La fondation de l’OUA, comme la conférence de Bandung en 1955 furent, des actes  importants dans la contestation de l’insupportable violence faite à la dignité humaine dans son ensemble par le fait colonial. Mais peut-on pour autant dire que nos indépendances légitimes ainsi que la fin de l’apartheid ont brisées les chaînes obscures de l’oppression ? L’existence de ce que j’appelle le Populisme Identitaire Radical dans sa version ethnique, religieuse, régionaliste ou chauvine nous montre que si nous avons mis fin aux chaînes du corps, celles de l’esprit ne sont pas toutes tombées. La mobilisation des intellectuels africains pour la réalisation des Etats Unis d’Afrique reste donc un objectif, nécessaire,  possible et noble.  Avec son milliard d’habitants, dont la majorité est jeune, avec ses 40%  des réserves des matières première stratégiques mondiales, le décloisonnement de l’Afrique en ferait très vite la zone de croissance et d’investissement prioritaire au monde. Comme nous le montre l’histoire, aux âmes vaillantes rien n’est impossible : seule la peur de la liberté retarde le triomphe du bonheur commun. Le panafricanisme met en avant l’unité et l’égalité citoyenne dans la diversité des peuples et des cultures : c’est tout le contraire des sectarismes identitaires. N’oublions jamais que la question urgente qui est posée à notre génération reste celle de la liberté. Mais c’est quoi être libre alors ? « Etre libre, nous dit Mandela, n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, mais vivre d’une manière qui renforce la liberté des autres ».