Subject: HRW: Burundi : Justice n’a pas été rendue à
l’issue du procès sur le meurtre d'un militant
(Londres, le 23 mai 2012) – La décision rendue le 22 mai 2012 au terme du procès
des personnes accusées d’avoir tué Ernest Manirumva, un militant anticorruption
burundais, a été une occasion manquée de rendre la justice,
ont regretté 20 organisations non gouvernementales burundaises et
internationales aujourd’hui dans une déclaration conjointe. Ce résultat est
profondément décevant pour ceux qui se sont mobilisés afin que ses tueurs
rendent des comptes, car des éléments de preuve potentiellement importants n’ont
pas été pris en considération.
Ernest Manirumva enquêtait sur plusieurs affaires sensibles au moment de son
meurtre en 2009, notamment sur des allégations de corruption policière de grande
ampleur et d’achats illégaux d’armes à feu par la police. Les défenseurs des
droits humains et les journalistes travaillent dans des conditions difficiles au
Burundi et sont régulièrement harcelés et
intimidés en raison de leurs activités.
« Le parquet a obstinément ignoré les appels l’exhortant à enquêter sur de hauts
responsables des services de sécurité et de la police nationale burundais
susceptibles d’avoir été impliqués dans le meurtre d'Ernest Manirumva », a
expliqué Hassan Shire Sheikh, directeur exécutif du Projet des Défenseurs des
Droits Humains de l'Est et de la Corne de l'Afrique
(EHAHRDP).
Le 22 mai, le tribunal de grande instance de Bujumbura a condamné 14 personnes à
de lourdes peines d’emprisonnement pour le meurtre d'Ernest Manirumva. Selon les
premiers comptes-rendus, huit individus ont été
condamnés à la prison à perpétuité pour l’infraction d’assassinat de Manirumva,
trois individus ont été condamnés à 20 ans de prison pour l’infraction de
complicité à l’assassinat, et trois autres ont été condamnés à 10 ans de prison
pour l’infraction de manquements à la solidarité publique. Après des lenteurs de
procédure qui se sont soldées par un retard d’un an et neuf mois, le procès
s’est conclu en trois jours, entre le 5 et le 11 avril. Le parquet n’a pas pris
en considération
certaines pistes et recommandations importantes provenant de rapports du Bureau
fédéral d'enquêtes (FBI) des États-Unis, qui a apporté son aide lors des
investigations, et d’une commission d’enquête établie par les autorités
burundaises.
Ernest Manirumva, vice-président de l’Observatoire de lutte contre la corruption
et les malversations économiques (OLUCOME), une organisation de la société
civile, et vice-président d’un organisme officiel de règlementation des marchés
publics, a été retrouvé poignardé à mort devant son domicile, à Bujumbura, la
capitale, le 9 avril 2009.
« Depuis 2009, les autorités burundaises ont laissé la famille d’Ernest
Manirumva et la société civile burundaise dans le flou, à se demander si la
lumière sera jamais faite sur ce crime », a constaté Erwin van der Borght,
directeur du programme Afrique d’Amnesty International. « Le jugement rendu
aujourd’hui n’a pas permis de faire surgir la vérité et laisse des
coupables présumés en liberté. »
Le gouvernement burundais a établi trois commissions d’enquête chargées de se
pencher sur ce meurtre et a accepté la proposition du FBI d’apporter son
concours dans le cadre des investigations. Les deux premières commissions ont
été critiquées par des organisations burundaises de la société civile qui leur
reprochaient un manque d'indépendance et une certaine inaction. La troisième
commission s’est montrée plus efficace et a permis plusieurs arrestations. Le
rapport du FBI recommandait au gouvernement burundais de mener des enquêtes
supplémentaires, et notamment d’interroger des personnes
citées dans le rapport et de prélever des échantillons d’ADN sur celles-ci.
« Les autorités judiciaires ont, à toutes les étapes de la procédure, fait fi
des recommandations du FBI, et aucun des responsables de la police ou de l’armée
mentionnés dans le rapport du FBI n’a fait l'objet d’une seule enquête », a
déploré Pacifique Nininahazwe, délégué général du Forum pour le renforcement de
la société civile (FORSC).
Le procès s’est ouvert en juillet 2010 mais a été reporté à de nombreuses
reprises. Le 15 juin 2011, le parquet a demandé que l’affaire fasse l’objet
d’enquêtes plus poussées, sans préciser pourquoi. Les avocats de la partie
civile (la famille de la victime et l’OLUCOME) ont demandé que ces enquêtes
incluent des interrogatoires, des contre-interrogatoires, des vérifications de
relevés téléphoniques, et des tests ADN concernant les personnes nommées dans
les rapports du FBI et de la troisième commission d’enquête.
Neuf mois plus tard, quand les audiences publiques ont repris le 30 mars 2012,
le tribunal a rejeté la requête de la partie civile au motif que les débats de
fond devaient commencer le plus tôt possible.
« Certains auteurs continueront à bénéficier d'une immunité de poursuites à
moins que toutes les pistes crédibles ne fassent l’objet d’une enquête », a
déclaré Mary Lawlor, directrice de Front Line Defenders. « Après des années
de mobilisation, le résultat obtenu aujourd’hui est un sérieux revers pour la
société civile. »
Les avocats de la partie civile ont également demandé au tribunal le 30 mars
2012 de déclarer des enregistrements et la transcription du témoignage d’un
policier recevables à titre de preuves. Gilbert Havyarimana, un ancien policier
ayant dit avoir été témoin du meurtre d'Ernest Manirumva, s’est exprimé sur les
ondes de la Radio publique africaine, une station
burundaise, en février 2012. Il a notamment affirmé que plusieurs membres des
services de sécurité étaient impliqués, ce qui pourrait disculper certains des
accusés.
Ayant perdu foi dans la procédure judiciaire, la partie civile a déclaré qu’elle
ne demanderait pas de dommages et intérêts car le tribunal n’avait pas examiné
l’ensemble des éléments de preuve disponibles.
« En refusant les demandes de la partie civile, le tribunal a compromis son
indépendance », a estimé Gabriel Rufyiri, Président de l’Observatoire de Lutte
contre la Corruption et les Malversations Économiques. « Il reste impératif que
les autorités enquêtent sur toutes les pistes crédibles, même si certaines sont
délicates. »
Plusieurs accusés ont été illégalement maintenus en détention provisoire pendant
près de trois ans. Le tribunal n’a pas procédé au renouvellement de leur
détention provisoire tous les 30 jours ainsi que l'exige l’article 75 du Code
burundais de procédure pénale, et n’a pas non plus notifié les suspects des
charges retenues contre eux lorsqu’ils ont été arrêtés.
La décision du tribunal a laissé la société civile frustrée et déçue. Le meurtre
d’Ernest Manirumva a eu un profond impact sur les militants et les a incités à
lancer la campagne Justice pour Ernest Manirumva en 2009. « Les militants
continuent à faire l’objet de pressions constantes, et plusieurs ont été visés
par des actes d’intimidation en raison de leur travail sur le
cas Manirumva », a déclaré Souhayr Belhassen, présidente de la Fédération
internationale des ligues des droits de l’homme.
Certains membres d’organisations de la société civile et journalistes ayant
publiquement condamné le meurtre d’Ernest Manirumva et les défaillances des
enquêtes judiciaires sur cette affaire ont reçu des menaces.
Pierre Claver Mbonimpa, président de l'Association pour la protection des droits
humains et des personnes détenues (APRODH), et Gabriel Rufyiri, président de l'OLUCOME,
ont été informés en mars 2010 que des agents de l'État prévoyaient de tuer l'un
d'eux en maquillant l'assassinat en accident de voiture. En novembre 2009,
Pacifique Nininahazwe, délégué général du FORSC, a été averti qu’un complot
d’assassinat se tramait contre lui.
Quand les organisations de la société civile ont tenté de défiler sans
autorisation à l'occasion du deuxième anniversaire de la mort d’Ernest Manirumva
en avril 2011, deux manifestants, Gabriel Rufyiri et Claver Irambona, de l’OLUCOME,
ont été appréhendés par David Nikiza, commissaire de la police de la région
Ouest, qui fait partie des responsables des forces de sécurité cités dans le
rapport du FBI. Ils ont été libérés quelques heures plus tard.
Claver Irambona et Prudence Bararunyeretse, autre membre du personnel de
l’OLUCOME, ont tous deux déclaré à des organisations de défense des droits
humains avoir été victimes d’atteintes à leur sécurité en juillet 2011.
Pierre Claver Mbonimpa et Gabriel Rufyiri ont été régulièrement convoqués par la
justice en 2011, et souvent questionnés au sujet du dossier d’Ernest Manirumva.
Des défenseurs des droits humains et journalistes du Burundi sont fréquemment
convoqués par les autorités judiciaires en relation avec leur travail. Des
personnes travaillant sur des questions sensibles ont par ailleurs signalé avoir
reçu des SMS et des appels téléphoniques anonymes les menaçant.
« Les autorités doivent faire preuve de soutien envers les défenseurs burundais
des droits humains et s’engager en faveur de leur protection en rendant justice
à la famille d’Ernest Manirumva et à l’OLUCOME », a conclu Gerald Staberock,
secrétaire général de l’Organisation mondiale contre la torture.
Les organisations qui ont émis la déclaration sont:
Organisations burundaises:
Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT)
Association pour la Protection des Droits Humains et des Personnes Détenues
(APRODH)
Collectif des Associations et ONGs Féminines du Burundi (CAFOB)
Collectif pour la Promotion des Associations des Jeunes (CPAJ)
Confédération des Syndicats du Burundi (COSYBU)
Forum pour la Conscience et le Développement (FOCODE)
Forum pour le Renforcement de la Société Civile (FORSC)
Observatoire de l’Action Gouvernementale (OAG)
Observatoire de Lutte Contre la Corruption et les Malversations Economiques
(OLUCOME)
Organisation pour la Transparence et la Gouvernance (OTRAG)
Ligue Burundaise des Droits de l’Homme ITEKA (Ligue Iteka)
Parole et Action pour le Réveil des Consciences et l’Evolution des
Mentalités (PARCEM)
Union Burundaise des Journalistes (UBJ)
Organisations internationales:
Amnesty International (AI)
Front Line Defenders
Human Rights Watch (HRW)
Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH)
Projet des Défenseurs des Droits Humains de l'Est et de la Corne de
l'Afrique (EHAHRDP)
Protection International (PI)