Le Burundi sous la menace d’un Etat d’exception ? (suite  et fin)

 Par Déo Hakizimana

Utiles références pour des initiatives visionnaires

 

Mon article paru mardi dernier sur ce site a suscité des réactions. Elles sont venues de toutes parts, du Burundi même et des pays à forte concentration de la diaspora (Belgique, Canada, Tanzanie). Elles sont venues d’hommes et de femmes, y compris des jeunes qui racontent leur désespérante devant l’immobilisme qui a frappé notre classe politique. J’ai même eu des réactions de dirigeants s’exprimant à titre tout à fait désintéressé, pas pour nier les faits, mais pour exprimer une réelle impuissance.

Le plus positif dans ces réactions, c’est que toutes se montrent favorables à ce que j’appelle encore la mise en oeuvre d’un nouvel « aggiornamento », un sursaut patriotique national, qui viendrait réhabiliter le débat politique et consolider les acquis mentionnés dans la partie II de cet article (respect du principe de négociation et de la souveraineté du peuple dans le processus des alternances politiques…) pour que notre pays ne retombe dans les affres de l’instabilité sanglante.

Ces réactions ont été, à mon sens la preuve qu’il existe un déficit grave : l’absence d’un cadre dans lequel ce sursaut pourrait s’organiser face au chaos qui agite les Etats majors des Partis et au dénouement d’une société civile encore bâillonnée par la crainte du retour du grand bâton.

Que faire donc plus pratiquement ?

 

Quelques exemples historiques

Lorsqu’un pays traverse des moments aussi délicats comme celui auquel le Président Nkurunziza a à faire face, la solution ne vient pas toujours des chemins classiques généralement convenus. Elle peut émerger d’actions même modestes, mais qui s’appuient sur des gestes répondant aux attentes du plus grand nombre. La seule exigence que des telles actions doivent remplir, c’est de viser l’intérêt général. Dans le cas spécial du Burundi, il s’agit aussi d’actions qui consolideraient la mémoire historique d’un peuple qui cherche à reconstruire sa dignité, à alimenter ses manuels de civisme et à éduquer ses enfants à la citoyenneté. Généralement, ces références peuvent être un nom, une institution ou un lieu où se sont déroulés des événements inoubliables.

Prenons quelques exemples : les Français vous lyncheraient si vous tentez de profaner un seul mot de leur « Marseillaise », l’hymne national issu des exploits auxquels « Charles de Gaule » s’est référé en proclamant la Vème République de l’Hexagone.

Dans d’autres pays que nous connaissons mieux comme la Tanzanie voisine, le nom de Nyerere est intouchable, de même que celui de Lumumba dans l’actuelle R.D. Congo (menacée d’implosion, mais qui est restée unitaire) ou celui de Mandela en Afrique du Sud.

En Suisse que je connais encore mieux, l’on a une fête nationale le 1er août de chaque année. Cette fête commémore un événement qui s’est déroulé sur une prairie de la partie sud-est de la Suisse qu’on appelle primitive… Parce que c’est là que des patriotes originaires de quatre cantons fondateurs de la Confédération helvétique de nos jours, ont prêté serment le 1er août 1291 pour dire non à la tyrannie venue d’Autriche. Les Suisses vont au Grütli comme nous irions dans l’un des endroits connus de notre histoire pour avoir été un jour la référence commune de notre fierté et que nous pouvons célébrer aussi chaque année jusqu’à la fin de notre temps.

 

Il était une fois un héros oublié : Bihome

 

Alors question : cette référence existe-t-elle ? Hélas oui. Mais nous ne le savons pas assez. Et un de nos problèmes provient justement dans la capacité que des Barundi ont, faut de leurs élites, de n’avoir pas su se référer à leur Histoire qui pourrait faire d’eux des citoyens libres, des fils et filles de ce qui fut en Afrique de Grands Lacs, avant la tyrannie des intrusions étrangères, un des peuples disposant d’un pouvoir central le plus organisé et le plus respecté dans un environnement géographique régional où nous étions même la première puissance démographique.

C’était il y a un peu plus d’un siècle. Notre ambassadeur en Belgique nous l’a rappelé. Lors de son discours à l’occasion de la célébration du 45ème anniversaire de l’indépendance du Burundi, M. l’ambassadeur Kavakure a parlé de la guerre germano-burundaise de 1899-1903 à l’époque du plus célèbre de nos rois : Mwezi Gisabo.

L’épisode mérite d’être rappelé car il est fondateur de ce qui nous reste comme fibres patriotiques. En effet, l’opinion publique « lambda » ne sait pas que l’Allemagne de Bismarck de l’époque était (avant la défaite militaire de 1918, qui vit le Traité de Versailles, 1919) la superpuissance géopolitique de la planète, comme le sont aujourd’hui les Etats-Unis de Georges Bush.

Le Burundi de Gisabo était de son côté était tombé depuis 1899 dans le giron de la Deutsch Ost Afrika, l’Afrique orientale allemande. Mais notre roi s’était opposé au principe même d’occupation étrangère. Avec ses Badasigana (nom consacré de ses guerriers), il a résisté pendant quatre ans, jusqu’à ce que les Allemands décident d’en découdre en montant une expédition militaire, punitive et massive pour éliminer physiquement le Sebarundi de l’époque.

Le moment de cette élimination était arrivé lorsque, par un acte de bravoure d’une rare qualité, un de ses proches décida de mourir à sa place : Bihome se déguisa, puis en se laissa assassiné volontairement par troupes du capitaine allemand qui commandait les troupes occupantes. Croyant avoir atteint le roi, qui ainsi eut le temps de se mettre en sécurité ailleurs, les allemands ne vont pas s’empêcher de crier victoire et de porter la nouvelle jusqu’à Berlin, clamant que la guerre était finie parce que l’ennemi était mort.

C'est à leur surprise, écrivons-nous (Déo Hakizimana. Le temps Mandela au Burundi, ce que j’ai compris. Récit de plus de trente ans d’engagements. Edit. Remesha, Genève, 2001, voir pp. 27-82) que les Allemands vont apprendre par la bouche d’un émissaire spécial envoyé pour dévoiler une vérité, terrible pour l’occupant : Ntarugera, fils aîné du roi ira annoncer aux occupants : « Sa Majesté vit encore ; il me fait dire qu'il se considère toujours comme étant le seul chef légitime de ce royaume. Pas vous ».

 

Nous avons un patrimoine national : le site du « Traité de Kiganda »

 

Les historiens devraient nous décrire les circonstances précises dans lesquelles l’administration allemande s’est inclinée, préférant désormais négocier la paix avec leur ennemi, le roi, plutôt que de continuer à pourchasser un homme aussi bien organisé, qui était en plus aimé, jusqu’au sacrifice, par son peuple.

C'est de cette tragédie qu'est sorti le fameux traité dit "Traité de Kiganda", le 6 juin 1903, qui reconnut Gisabo comme seul roi du Burundi, mettant fin ainsi aux rebellions qui étaient nées à la faveur des luttes coloniales. C’est le premier acte diplomatique posé par un dirigeant burundais dans notre histoire.

Lorsque les Barundi se targuent d’avoir eu dans l’histoire des ancêtres courageux, héroïques qui devraient faire la fierté de nos contemporains ainsi que d’autres générations pour forger le nationalisme massacré par les cinq dernières décennies de crise à répétition, ils parlent aussi évidemment de la défaite infligée aux esclavagistes et autres envahisseurs étrangers.

Mais, sur le plan proprement politique et diplomatique, c’est cet épisode précis qui anime la fierté de nombre d’entre nous. Nous devons maintenant nous demander pourquoi le nom de Bihome, ce héros national oublié, que reconnaissent pourtant comme tel par les puissances étrangères (il n’y a qu’à lire la page 84 du « Historical dictonary of Burundi », le Dictionnaire historique du Burundi écrit par l’américain Warren Weinstein, un ancien diplomate à Bujumbura) toutes les administrations coloniales tarde à être reconnu comme un héros national.

Bien sûr il y a le fait que nos historiens surtout celles issues des élites ayant évolué dans le moule régionaliste des Régimes militaires dominés par le Sud depuis 1966, ont décidé de reléguer cette belle page de notre histoire dans les oubliettes.

Parce que Bihome était un Hutu, de Muramvya de surcroît ? Il semble que oui.

Mais j’ai l’impression que les Barundi, contrairement à ce que nous imaginons ont toujours un relent pro-nationaliste qui relève de l’ère Gisabo.

En 1958-1961, lorsque le Prince Louis Rwagasore s’est imposé à ses rivaux du « Front commun » qui était pourtant généreusement dopé par les appuis politiques et par les fonds coloniaux, c’est dans ce patriotisme qu’il avait puisé son engagement : les militants de l’Uprona, qui ont remporté la victoire écrasante du 18 septembre, il leur avait donné le nom de « Abadasigana » (ceux qui ne se séparent jamais).

Les contemporains du héros de l’indépendance peuvent rapporter des témoignages qui montrent qu’autour de cet héritage historique peut se découvrir une sorte de « Grütli » burundais, dans les hauts plateaux qui ont vu les événements de juin 1903.

Ils pourraient, nous le redirons dans la quatrième partie de cet article, dire pourquoi le relent nationaliste des années anciennes a encore de la place aujourd’hui, malgré les tragédies que nous avons traversés et la désespérance qui guette. La Burundi a donc de l’avenir, croyons-le. 

Invitation à un pèlerinage pour un ressourcement civique 

 

Ressourcement civique ? Quoi de plus nécessaire alors à partir du moment où nous sommes d’accord que les valeurs citoyennes ont subi les attaques de la crise longue que nous tentons de dépasser ? 

J’aime noter à ce sujet que malgré les difficultés majeures qui ont miné le plus ancien de nos partis politiques, l’Uprona dont la plupart d’entre nous sommes issus, s’accroche toujours au nom de son fondateur. Elle sait en effet que sa légitimité serait fatalement délabrée si elle ne savait pas redessiner ses cartes en se référant au héros national.

On peut même dire que le nom du défunt Premier ministre Ngendandumwe (numéro deux dans le gouvernement Rwagasore) est respecté - par rapport à ceux des autres qui nous ont gouverné avant et après les crises que nous connaissons - pour avoir démontré sa capacité de promouvoir l’héritage des « Badasigana » de 1961.

Même si les régimes passés ne lui ont pas fait justice en poursuivant ses assassins, le fait que ce nom est porté par une des plus grandes avenues de Bujumbura parle sur ce point. Il doit y avoir d’ailleurs d’autres noms d’autres citoyens qui méritent autant d’éloges, chez les hutu comme chez les tutsi de ce beau pays.

Pour dire non au « mpemuke ndamuke »

Dans « Au pays des héros non chantés » (Edit. Remesha, Genève, 2005), Herménégilde Niyonzima a déjà commencé ce travail de mémoire jusqu’ici insuffisamment encouragé. Il faut qu’un débat s’ouvre à ce sujet, car le Burundi ne peut pas continuer de devenir un des rares pays de ce monde qui ne soit incapable de valoriser les noms de ses héros. Le « kwiyungunganya », hérité des pauvres esprits des années 1990 et le « mpemuke ndamuke », qui en est la conséquence tragique, a fait le lit aux dégâts énormes, qui désorientent notre jeunesse.

Si donc nous avons des propositions concrètes à formuler, nous devons avant tout affirmer notre fermeté sur un principe : ne tolérer aucun révisionnisme ou aucun écart flagrant commis au nom de l’Etat, pour ensuite rappeler que le Burundi est un patrimoine commun et qu’à ce titre nous exerçons un droit de regard sur tout ce qui vient porter atteinte à notre avenir.

A ce même titre, les valeurs citoyennes nous commandent de respecter les institutions : comme je l’indiquais dans l’article précédent, nous attendons en retour que les répondants qui occupent le sommet des institutions nous rendent des comptes.

Dans cette perspective, aider le Président Nkurunziza à gérer la crise institutionnelle actuelle ne devrait pas se limiter forcément à vouloir voir venir ce nouveau gouvernement attendu depuis des semaines. Il faut avant tout porter une analyse froide sur les réalités du terrain.

Les leçons des réactions provoquées par cet article

Les réactions qui ont suivi mon article m’ont parmi de me rendre compte finalement que ce qui est en jeu ne concerne pas seulement les difficultés qu’il y a à gérer un dialogue politique rendu pénible des méfiances longues comme le temps. Mais aussi à cause des blocages institutionnellement consacrées par la Constitution elle-même. Si l’Assemblée nationale n’a voté que 3 lois sur la trentaine de projets qui lui ont été soumis depuis le premier trimestre 2007, c’est aussi parce qu’aucun groupe ne totalise suffisamment de majorité pour faire voter une décision.

En effet, pour faire passer une décision, il faut totaliser 2/3 de oui provenant des 118 « Honorables » que compte notre Parlement. A l’heure actuelle, suite aux érosions consécutives au limogeage de Radjabu, le parti présidentiel ne possède plus la force que le peuple lui avait donné en 2005 : il en avait 64, il ne lui en reste qu’une quarantaine à peine, les autres ayant fait défection pour rejoindre l’El Hadj Radjabu.

Le Frodebu avec ses 30 députés est la deuxième force politique qui compte. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il est là et il peut durablement déranger. Quant à l’Uprona, même si elle ne pèse que 15 sièges, elle n’en demeure pas moins un élément majeur dans les rapports de force en présence. Ces deux derniers partis, avec quelques dosages supplémentaires, peuvent constituer une coalition qui réédite un autre « empeachment ». On le chuchote. Reste à savoir si ce sera la solution idéale.

Restent aussi le parti de Nyangoma qui, avec celui du colonel Bayaganakandi et le groupe des twa totalisent ensemble 9 députés.

Quantité négligeable, dira-t-on. Non ! En renforçant un groupe X, moyennant quelques promesses opportunistes, ils peuvent soutenir un protagoniste et grâce à l’addition des voix, structure institutionnelle peut tomber ou se trouver paralysée.

Avec le « mpemuke ndamuke » que les chefs financièrement nantis ont appris à utiliser selon le modèle des républiques passées pour acheter des soutiens, en dehors de tout intérêt national, n’importe quel groupe minoritaire pourrait donc faire monter les enchères et gêner le fonctionnement de l’Etat. C’est le vrai problème de fond qui se pose avec acuité.

 

Faute d’un ombudsman, quelle autre voie ?

 

Dans ces conditions, si le Président Nkurunziza s’était déjà doté d’une autorité médiatrice, l’ombudsman, qui est d’ailleurs un souhait contenu dans la constitution, celui-ci pourrait appuyer utilement le travail des autres institutions : c’est en l’occurrence la Cour constitutionnelle.

Maintenant qu’il ne semble plus y avoir d’opinion publique suffisamment unie et forte pour dominer la capacité de nuisance des forces du chaos (et cela m’étonnerait qu’il en manque, attendant le moment propice pour agir),  le Président ne peut que compter avec ses conseillers sur sa propre ingénierie à conduire les discussions politiques complexes qui prennent corps dans les salons futés de Kiriri.

A long terme, il apparaît cependant qu’un nouveau référendum constitutionnel est inévitable. Il s’agirait de chercher à assouplir les clauses qui bloquent le fonctionnement normal de la démocratie dans l’occurrence burundaise de 2007 et de donner aux autorités légitimes les moyens de nous gouverner.

Au-delà, le Cirid, notre organisation est conscient de ses devoirs en tant qu’institution de dialogue, dont la mission est de créer des opportunités d’échanges et de partenariats en tous genre (art. 3 des statuts), veut recourir à son volontarisme.

Il invite à participer pour le mois d’août prochain à un pèlerinage de ressourcement patriotique sur le site du « Traité de Kiganda ». Cette initiative fait partie d’une série d’autres conçues pour contribuer à renforcer le processus de paix et les chances de la reconstruction.

Pour en savoir plus sur le contexte, le pourquoi, le programme et les détails pratiques sur cette action, contact : www.cirid.ch ou envoyer un e-mail à burundi@cirid.ch

 

Déo Hakizimana, Président du Cirid. Genève, 08 juillet 2007.

Courriel : d.hakizimana@cirid.ch